Regards associés

2023

Presque un paysage

Mathieu Duvignaud

PRESQUE UN PAYSAGE
L’exposition présente deux visions plasticiennes de territoires.

Dans l’espace, les frontières de territoires délaissés, mis au ban du « grand paysage », Mathieu Duvignaud explore les plis, les failles, les rivages d’endroits que la civilisation à priori rejette. La vase, matière dénigrée, malodorante, négligée, révèle sa beauté et son intérêt dans le traitement qu’il en fait. Biologiquement ultra riche, si intéressante dans les possibilités plastiques qu’elle offre, dans sa manipulation, et ce depuis sa collecte sur l’estran Rochelais ou dans ses marais jusqu’à sa mise en scène sous verre : Mathieu Duvignaud la transcende.

Ce « regard d’à côté » tend à rendre sa place à ces matières ou territoires qui ne font pas partie de la « civilisation » ou que celle-ci peut parfois rejeter, le hors les murs. C’est dans le mouvement, la transparence et le contraste entre sa lourdeur physique et sa légèreté qu’elle prend dans ses œuvres qu’il a trouvé une esthétique proche du vitrail dans ses travaux.

C’est le lien dans le mouvement et la fluidité de la matière qui a réuni Mathieu Duvignaud et Noarnito dans cette exploration du paysage.

L’encre suspendue dans l’eau et le mélange de l’huile sont prélevés sur des supports de papier, sur ces territoires colorés Noarnito travaille les possibilités du pochoir et de l’aérosol pour présenter des paysages sous-marins, présence et fragilité du corail dans le danger de leur disparition, leur effacement, leur blanchissement. La solastalgie est un concept mis au point par Glenn Albrecht pour décrire l’état de détresse profonde causé par le bouleversement d’un écosystème auquel on tient, qui nous échappe. C’est cette perte, cet évanouissement qui est exploré dans ces jardins coralliens entre flamboyance phosphorescente et grisaille brumeuse. La confrontation de l’image, recréation laborieuse faite à partir de trames de papiers découpés, la fluidité de l’encre , la fluorescence de la couleur approche ce danger imminent, sous-jacent de la dégradation du milieu sous-marin.

Les écoulements de matière vase chez Mathieu Duvignaud, les encres et la couleur avec Noarnito nous font approcher dans leur esthétique qui nous échappe cette émotion vis à vis des milieux fragiles.

Comment trouver une esthétique dans ces espaces et cette matière abandonnée, comment explorer un milieu en mutation jusqu’à son effacement, c’est ce que PRESQUE UN PAYSAGE nous propose de parcourir plastiquement dans cette exposition.

Mathieu Duvignaud explore la relation / confrontation entre les humains et leur environnement, sa mémoire et l’éphémère du monde contemporain.

Ses œuvres se caractérisent par leur capacité d’aller chercher dans plusieurs palettes des « couleurs » étrangères les unes aux autres et de leur donner une nouvelle forme. Il s’agit d’un process proche du journal intime, les œuvres, toujours en relation avec l’environnement, sont des réponses à ses inquiétudes quotidiennes autour de la question inhérente et chaque jour prédominante du rapport de force entre le monde contemporain et le monde brut.

Il puise beaucoup de ces influences dans les deux pays qu’il habite, la France et le Brésil.

NOTRE REGARD SUR LA TERRE
Sofia P. Bauchwitz, Commissaire d’exposition.

Accompagner le cheminement d’un artiste est une sorte de dérive : on ne sait pas exactement où nous serons amenés, mais nous continuons à avancer, au gré des stimuli visuels, éléments poétiques et conceptuels qui apparaissent. Chaque œuvre se présente à nous à sa manière, comme une réponse à un moment donné précis vécu par son auteur. Si, comme cela semble être le cas pour Mathieu Duvignaud, cet artiste est un artiste errant, on ne s’étonne pas alors de voir des idées s’entrelacer, qui vont et viennent, et ce dans un cycle de concepts qui se répètent et se renouvellent en même temps.

Avec le recul, on se rend compte que les œuvres de Mathieu Duvignaud oscillent entre l’éphémère et la capacité de fixer et de révéler des marques humaines et non humaines sur et à partir du territoire. L’artiste a déjà exploré le conflit entre technologies et atavismes, il a réfléchi à la notion de paysage (campagnard, côtier, domestiqué, menacé), il a invité les fourmis à effectuer une critique sociale et a créé des rituels pour les futurs politiciens. Il a aussi utilisé un large éventail d’éléments et de matériaux allant de la glace à l’argile, du crâne de l’animal mort, à la vase qui accumule la vie dans la mangrove. Son travail peut donner lieu à des performances, installations, peintures abstraites faites de sel ou une coopération avec l’intelligence artificielle.

Cet ensemble qui peut paraître à certains peu cohérent, est en fait la cartographie d’un artiste qui insiste pour être témoin et laisser un témoignage de/sur cette terre qui existe, maintenant, dans ce présent, dans cette actualité. Assumer la pratique de l’errance implique d’embrasser la multiplicité des interprétations et des lectures que l’œuvre déclenche souvent de manière imprévue. Cela signifie adopter la fluidité inhérente à la pratique artistique elle-même, comme si nous effaçons constamment le tableau et recommençons à zéro seulement pour, un peu plus loin, essayer de repenser quelque chose de similaire. Duvignaud est donc un vagabond.

Suivre sa trajectoire, c’est parcourir des récits géographiques, anthropologiques, philosophiques, écologiques et sociaux. Ses concepts orientent la dérive de chaque spectateur vers son univers et reflètent ses obsessions qui reviennent incessamment, prenant des formes et des noms différents à chaque fois. Dans son travail, je comprends qu’un « troisième paysage » (les interstices, les résidus, les pouvoirs minimaux, les diversités), comme le proposait le jardinier et paysagiste Gilles Clément, est toujours proche. Et c’est là que l’idée d’écotone apparaît, en étant une frontière multiplicatrice et génératrice de nouvelles possibilités d’existences résistantes et je réalise alors qu’il est possible de penser son œuvre globale sous le prisme de l’anomie. L’anomie, cet état de désordre ressenti par un corps social, peut également être comprise comme un état de vibration vers le nouveau, la transformation et donc la transmutation. En ce sens, les œuvres de Mathieu Duvignaud s’écartent de l’ordre et glissent vers des états anomiques.

Dans une époque comme la nôtre, où la fin est annoncée et désespérée, insister pour observer les fourmis, explorer les boues et partager ce qui a été appris, représente une méthodologie importante qui aide à créer des organisations pour un vivre-ensemble plus singulier, plus localisé.